L’auteur du « Complot des bibliothèques » empoisonné au polonium

C’est un nom tristement connu dans le monde des bibliothèques : Just Lesage a été admis avant-hier aux urgences de l’hôpital d’Alberonne. La gravité de ses symptômes a rapidement conduit l’équipe médicale à diagnostiquer son intoxication par une substance hautement radioactive. Alors même que les premières analyses mettaient en évidence un taux anormalement élevé de polonium dans l’organisme du patient, la gendarmerie d’Alberonne ouvrait une enquête pour empoisonnement.

Le grand public méconnaît encore celui qui s’est autoproclamé lanceur d’alerte mais qui, en réalité, n’est qu’un vulgaire auteur de fake news. Ce n’est que grâce à la vigilance de nos collègues bibliothécaires que la population a pu être, jusqu’ici, préservée de ses mensonges. Puisque sa récente mésaventure risque fort d’attirer une attention inédite sur ses thèses contestables, il est de notre devoir, en tant que médiateurs des savoirs, promoteurs de l’esprit critique et défenseurs de la liberté d’expression, de mettre en garde notre public contre les idées nocives véhiculées par M. Lesage.

Se présentant pompeusement comme docteur en science politique, diplômé de l’université des Alpes-Atlantiques (aujourd’hui université des Beaux-Ubacs), Just Lesage doit sa (relative) célébrité à son Complot des bibliothèques, brûlot diffusé anonymement sur Internet avant qu’un éditeur peu scrupuleux en assure la publication. Précisons tout de suite qu’en raison de son manque de sérieux, cet éditeur est désormais banni des rayonnages de toute bibliothèque digne de ce nom. Malgré la fouille minutieuse des archives de l’UBU, réalisée par plusieurs stagiaires de 3e sous la houlette de M. Raffy, aucune trace du passage de M. Lesage dans notre université n’a pu être découverte, ce qui amène à considérer avec la plus grande prudence ses prétentions scientifiques.

Dans son pamphlet, dont l’apparente rigueur dissimule savamment l’orientation idéologique, Just Lesage arrange à sa sauce la théorie bien enracinée du complot à l’échelle mondiale. Selon lui, ce ne sont ni les Juifs, ni les francs-maçons, pas davantage les illuminati ou les templiers, et encore moins les extraterrestres, qui dirigent le monde de façon occulte, mais bien les bibliothécaires. « Qu’est-ce qu’un État, sinon un groupe humain doté d’un territoire, d’une organisation politique, d’une force coercitive et du pouvoir de battre monnaie ? » avance-t-il en appui de cette hypothèse farfelue. « Prenez les bâtiments qui abritent les bibliothèques, ajoutez-y les instances nationales et internationales que sont l’ILFA et l’AFB, pour ne citer qu’elles, mélangez le tout avec Interpoldoc et saupoudrez d’ILFA vouchers : qu’obtient-on, sinon un crypto-État globalisé ? » M. Lesage prétend que d’autres avant lui ont déjà dénoncé ce complot invisible. « Les bibliothécaires les ont fait disparaître, avec l’appui des autorités », affirme-t-il. « Ils sont les maîtres du savoir : ce qu’ils dénoncent comme faux le devient aux yeux des populations. Il leur est facile de cacher la vérité, simplement en la bannissant de leurs rayonnages. S’ils veulent décrédibiliser quelqu’un, ils l’effacent. Depuis des siècles, ils font et défont l’opinion publique. »

Ces élucubrations prêteraient à rire, si elles n’étaient le fruit d’un cerveau dérangé. « M. Lesage souffre évidemment d’un délire de persécution à tendance bibliophobe », nous confie le professeur Pipot, médecin en charge de son cas*. « Il s’est mis en tête que le polonium lui a été administré au moyen d’un livre dont les pages en auraient été imprégnées. Il l’aurait ingéré en s’humectant les doigts pour les tourner. » « Invraisemblable », balaie le capitaine Saba**, qui dirige l’enquête. « Tout porte à croire qu’il s’est inoculé lui-même le poison, pour donner plus de poids à ses mensonges, ou juste pour attirer l’attention. »

« Il ne sévira plus longtemps », confie le Pr Pipot. « La dose reçue lui sera fatale, ce n’est plus qu’une question de jours avant qu’il rende son dernier soupir. » « Je le plains », déclare Boris, l’agent du SCD ayant enregistré le prêt du Nom de la Rose, le livre que M. Lesage accuse de l’avoir empoisonné – l’ouvrage n’a pour l’instant pas été retrouvé. « Imaginer des choses pareilles, c’est terrible. On se demande où il allait chercher tout ça. » On se le demande, en effet. Peu désireuse de s’immiscer dans cette triste affaire, l’ILFA n’a fait aucune déclaration, invitant seulement libraires et particuliers à se défaire de leurs exemplaires du Complot des bibliothèques. « Un grand autodafé du Complot se tiendra jeudi sur le campus de l’UBU », nous informe Mme Chanssignon. « J’invite très vivement tous nos concitoyens à y participer. Personne ne voudrait paraître adhérer aux thèses de ce pauvre M. Lesage. » Personne, en effet.


* Le professeur Pipot, psychiatre de renommée internationale, est le cousin de Mme Fatrouque, directrice du Département de la Politique Documentaire et des Collections.

** Le capitaine de gendarmerie Alexandrine Saba est la fille aînée de l’actuel président de l’UBU.

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